Serait-il possible que je me sois trompée sur toute la longueur ?
‘Merde alors’ me disais-je ce matin, lorsque la boule au ventre me prenait si fort que mes jambes ne voulaient plus me porter. Miles étoiles dans les yeux, un bourdonnement tout autour, le fumigène se répand autour de moi. Ma main sur le front, sur mes yeux. S’assoir, non, s’allonger. Maintenant. Ça va passer. Dimanche fatigué.
Le bas ventre cause. Les larmes arrivent de bien bas. La marée monte et mes yeux gonflent, me font mal. C’est dans ma tête que ça cogne dur.
Il faut dire que les derniers jours ont été courts, pas plus d’une dizaine de minutes pour le même chantier. Le manque de soleil aidant, il me faudrait dormir maintenant.
Donnez-moi du chocolat.
En arrivant gare Montparnasse dimanche dernier, j’avais senti ce fragile microcosme s’effondrer, une fois encore, sans aucune option de rattrapage. Les jeux sont-ils donc ils faits pour toujours ?
Emma, je la connais, c’est mon amie de toujours, elle vient de rentrer des Etats-Unis avec sa tante et son père.
Tia, la sœur de sa mère a un truc dans la tête, dans le pubis et probablement dans tout le corps. Cette saleté que l’on déloge parfois menu mais qui sait si bien rester ancrée jusqu’à phagocyter cellules, tissus, organes et le corps tout entier, jusqu’à la fin et jusqu’au bout.
Tia, on venait de lui enlever un bout de ce mal dans le cerveau. Ses limbes sont comprimés et sa matière grise en compote. Pour Emma, elle ne sait plus qu’offrir des larmes, des haussements de voix, des longues siestes et une présence pesante sans être efficace.
Des grains de sels de partout, évènement après évènement, la toile se tisse, progresse invariablement, certainement. De la toilette de la grande tante, le déménagement de 40 ans d’une vie en quelques jours, la traversée des Etats-Unis en train, Une crise de goutte du pater, qui ne voit plus rien. Ne voit même pas que les blocs de l’effondrement sont simplement en train de s’assembler.
La tension monte. Emma m’appelle, une fois, deux fois, tous les jours cette semaine, depuis un train des Etats-Unis j’entends sa voix lointaine qui s’éloigne chaque jour un peu plus.
Appeler l’avocat, récupérer le certificat de décès de l’oncle, suicidé dans un motel dont personne ne connait vraiment la localisation, faire signer la procuration, mettre en place les comptes joints, régler les factures, gérer le rapatriement médical… Bien trop de choses.
Et seule, de l’autre côté de l’océan, sans sa mère dont le corps aussi s’est mis en grève quelques mois auparavant. Cette solitude et cette responsabilité soudaine est bien prémices de ce qui arrivera certainement. Merde c’est comme ça. Tout le monde meurt et elle le prend de plein fouet la Emma.
Tout ça en même temps, et alors, ça veut dire que cette fois, il y aurait une explication, une cause ? C’est un peu comme si d’un coup, elle avait le droit.
Dimanche dernier donc, la gare fourmillait, dans une main mon pc et de l’autre une peau de bête, une éprouvette et un jeu de fléchettes. Encore un week-end à glaner l’inutile. Vive les technologies, grâce à elles j’ai raté mon train, fait raté celui de la Mag… et ce n’est qu’en fin de journée que l’on a rejoint Emma et son Nat. « Un thé, un jus d’abricot et deux pressions s’il vous plait, merci ».
Elle n’a pas l’air plus fatiguée qu’à l’accoutumée mon Emma. Quand elle me montre les instantanés sur son iphone, je comprends qu’elle a bien commencé à le perdre le fil. Photos de valises, en séries, de carnets, en séries. Le taxi, la Denise et ses 84 ans, le pater, l’aéroport. « Là où tout a vraiment commencé » me racontera-t-elle.
L’angoisse en avion, elle l’a depuis longtemps, un peu moins depuis un temps, au Venezuela j’ai même réussi à lui faire dire oui pour un 15 places sans cockpit. C’est dire.
Mais là, cet avion, Washington DC – Paris, ça a été trop pour sa chimie fragile. Le cœur qui s’emballe, la panique s’installe. Et c’est la crise elle me dira, avec des voix d’ailleurs, qui commencent à lui dicter ce qu’elle a à faire.
Pas bon signe.
Dimanche à la terrasse du café elle est bien trop nerveuse, trop frileuse, elle verra son médecin demain, tant mieux. « Mais bosser tu pourras ? » je me demande si elle va tenir, combien de temps, si le recalage horaire reprendra le dessus et que ce soir, demain, après demain, elle dormira enfin.
Elle est confiante, consciente, en phase ascendante. Elle sent qu’elle se balance sur le fil, elle le dit, le communique. On espère tous en silence que ça va passer. On sait tous, en secret, que ça ne passera pas, que ce n’est que le début.
Lundi, reprise, Emma met son réveil très tôt, trop tôt. Quelle est l’intérêt ? il n’y a personne dans les locaux, c’est l’été, le mois d’aout. Rien à faire, elle a des choses à faire. Nous dit-elle. Sa to-do-list est longue.
Tout a été très vite ensuite, lundi le travail, des appels toutes les heures, Emma s’éloigne. Au travers de Nathan, j’essaie de lui faire passer l’après midi à l’infirmerie de TF1. Lundi 17h, enfin ; le rendez-vous chez le médecin, son médecin au dispensaire de quartier, qui rassure Emma et que Emma a appris à fréquenter. Au soulagement de tous et à ma surprise, l’issue de la consultation rend Emma à son devoir professionnel dès le mardi matin et augmente la chimie. Des molécules plus fortes, plus concentrées, plus souvent… C’est de nouveau l’escalade au blocage des synapses. Toutes les façons seront bonnes. Pas d’arrêt donc. Emma au boulot, à cette distance là de la réalité, du sens pratique, du bon sens ; j’ai des doutes. Lorsqu’elle me parle elle compte, lorsqu’elle me regarde, ses yeux filent au loin, passent au large de ce qui nous entoure. Une angoisse file, un ange passe. J’ai peur que ça ne passe pas si facilement, mais on n’a pas le droit de passer à côté de cette option.
Ce que l’on sait, c’est que si elle va à l’hôpital, elle n’en ressortira pas aussitôt, aussi fraiche, aussi jeune. Alors, on laisse, je laisse faire, le corps médical qui sait bien ce qu’il fait. Merde.
Deux rendez-vous dans la semaine, sur l’heure du déjeuner, pour faire le point avec les infirmiers et voir si tout se passe bien, si le traitement est supporté. Mardi midi, jeudi midi. Pour la suite, on en reparlera.
Un chocolat chaud, 18h, lundi. La semaine va être longue. Mais l’ordonnance entre les mains, Emma souffle. Le remède magique ? Une nuit ? Une bonne nuit ? Du repos pour se remettre de l’expérience Américaine violente et du décalage horaire aggravant ? La chimie en boite suffira-t-elle ?
Demain Emma ira s’assoir devant son bureau, elle dira bonjour aux collaborateurs, elle m’explique en détail la procédure : « démarrer l’ordinateur, lancer la boite mail, explorer le courrier ». Ça c’est la mission du matin me dit-elle.
Au téléphone, elle fait très moyennement illusion.
Je sens que, plus que jamais elle compte. Elle s’emballe, elle essaie de faire surface. Mon dieu qu’elle sait bien faire, tous n’y voient que du feu pour l’instant. Combien de temps ça va durer ?
Mardi soir, ce soir encore Emma ne dormira pas. En tous cas, n’aura pas l’impression de dormir. Mercredi va être compliqué. Malgré la présence de Nathan qui y met tout son cœur pour l’apaiser, Emma ne dort pas, toujours pas. Incroyable la puissance du mental. Deux somnifères, un nouveau traitement de cheval, elle sombre dans un sommeil profond pendant deux toutes petites heures et juste après, au milieu de la nuit, au milieu de la ville. Les yeux grands ouverts, elle erre, elle se perd. Elle perd pieds, se rend de moins en moins compte de l’heure qu’il est, de l’absence de sommeil qui rend tout compliqué, grave, fatal.
Mardi soir, je veux voir mon chat, je veux caresser son pelage noir. On ne dit pas je veux, je sais, mais comme je dois aussi récupérer un jeu de clés une carte d’accès aux étangs de Cergy, j’en profite. Je dine boulevard Magenta, sur un coin de table, chez mon frère. Début de nuit, vers les douzes coups de minuit, et c’est l’appel inattendu de mon amant, transformé en gardien du phare d’une jolie maisonnette insolite au milieu de la ville pour quelques nuits. Cet écho, je le prends comme une belle occasion d’oublier Emma, ses absences et fait office d’une petite délivrance, le temps d’une nuit. « Est-ce que j’ai le droit de me perdre un peu à mon tour dans cette ruelle noire du vingtième arrondissement de Paris ? » Il pleut au dehors, le jardin, la table et les chaises sont seules, on est presque dans une chanson de Cabrel. Et à l’intérieur, mon petit roi est là, bien présent. C’est sur la banquette en laine verte marine aux longs poils, surveillés par un vieillard fait de cire, à qui la vie a arraché le bras gauche, un piano désaccordé, plus de guides de voyages qu’on peut en trouver au rayon tourisme de la Fnac Montparnasse, et un petit punch ananas, fait maison, que j’oublie tout, le temps d’une empreinte. Ses bras, ses mains, son corps connaissent mon corps, mes mains, mes bras. Dans la chambre bâteau, celle d’où il a laissé s’échapper le chat, on s’endormira, tard comme la nuit, emmêlés. La pluie continue de tomber, frappe le toit. Impression étrange que d’entendre le bruit doux de la pluie sur les toits de Paris. La rengaine s’imisce en moi… ne me quitte plus. « … par terre et sur les toits… pour un cœur qui s’ennuie… oh, le bruit de la pluie… ». Silence, la lumière du lampadaire éclaire son épaule. Pendant qu’il s’endort, c’est de le caresser qui me fera oublier tout se qui se passe au dehors, au dedans.
La nuit cesse, c’est déjà le matin, une douche, brûlante, pour délasser nos corps assoupis d’amour.
Mon vieux Peugeot violet et ses sacoches de la postale connait Paris comme s’il y était né. Je ne sais pas d’où il vient celui là, récupéré dans une forêt Normandie, je sens quand même qu’il a vécu une vie antérieure dans ma ville à moi, Paris. Tous deux on file au bureau. Je serai la première. Je suis souvent la première.
C’est calme le matin.
En démarrant les machines, je pense pour la première fois à Emma ce matin.
Dans le bureau d’à côté, je vais démarrer la machine à café d’Eric. Il va bien falloir ça, pour aller au bout de la journée.
Mercredi file. Et c’est jeudi qui arrive. Emma, Emma. Elle m’annonce dans un message furtif qu’elle a dormi comme un bébé, RAS, tout va bien. Je n’ai pas regardé l’heure du message, je n’ai compris que bien après qu’il n’était pas raisonnable et qu’elle a envoyé ce message matinal à l’heure ou l’on va se coucher. C’est jeudi noir, l’escalade de la face nord est annoncée. Jusqu’ou ira-t-elle ? En sortira-t-elle ? Saura-t-elle appeler au secours ?
Je ne parviens pas à rentrer en contact avec elle, entre deux réunion, je l’appelle, je lui envoie des messages. Elle est toujours occupée, un rendez-vous, un café, une course, un déjeuner, je ne comprends qu’une chose, je suis en train de la perdre. Elle a rendez-vous ce soir avec son médecin. Si j’ai bien compris le message qu’elle a essayé de me faire passer entre les gouttes cette semaine, elle a besoin d’une ordonnance pour se faire interner.
C’est ce qu’elle doit aller chercher ce soir. Je sens qu’elle déploie toute son énergie, son intelligence, et ses dernière forces pour détourner l’attention, faire illusion. Je lui laisse un dernier message juste avant son rendez-vous. Puis c’est le silence radio. Je suis inquiète. S’est elle rendue chez son médecin toute seule ? Elle est capable de se perdre, elle est en danger, elle peut se mettre en danger. J’en suis consciente et c’est l’appel de Bertrand qui me confirme tout ce que je redoute.
Bertrand et moi, on s’est rencontrés à l’époque ou moi aussi, je travaillais avec tout ce petit monde. On s’entendait bien. Bertrand c’est quelqu’un de juste. On faisait le même boulot avec un 3e gars. Le troisième c’était l’homme de ma vie dans ces années là. Bertrand ne s’entendait pas avec lui, du coup, on avait gardé une distance malgré tout.
Ce jeudi, c’est donc Bertrand qui m’appelle, je ne sais pas comment il a trouvé mon numéro. Je reçois sa complainte directement sur mon poste, dans l’openspace. Emma ne va pas bien, _sans blagues_, elle a vidé et rempli son sac sans arrêt toute la matinée, mis là musique à fond dans son bureau _ah merde, quand même_ , ce midi, quand elle est sortie déjeuner, elle s’est perdue _oui, c’est bien ce que je pensais, elle se met en danger toute seule_… et là, ce soir, « elle est partie, mais on ne sait pas si elle est rentrée chez elle, ce qu’elle fait… on est tous inquiets. ». « Ok, Bertrand, merci d’avoir appelé. Ecoute, je n’ai pas de nouvelle d’elle depuis une heure, mais elle devrait être chez son médecin à l’heure qu’il est, enfin, c’était le programme. Je vais prendre ton numéro, je te rappelle dès que j’ai du neuf. »
Il est 16h30, on est jeudi, ce soir, j’ai rendez vous avec Yann. On doit se retrouver pour se faire un ciné sur les quais de seine. J’ai comme un sentiment que Yann attendra ce soir. Yann, je l’ai rencontré dans un bar et on s’est immédiatement trouvé des tonnes de points communs, c’est rigolo. Un peu comme si je m’étais rencontrée, au masculin. Il avait su prendre soin de moi avec ses bougies et sa vapeur d’eau. C’est moi qui lui ai appris qu’il y a une piscine sur le toit du monoprix de la rue Saint-Maur, et pas petite, et réservée au propriétaire. De sa terrasse, on voit l’Eglise et on imagine le dos du monoprix et sa station balnéaire au dessus.
Bertrand raccroche.
J’essaie de joindre Emma, une boule à la gorge. Décroche… « Allo », bon, tout va bien, elle est là. Surtout ne plus lâcher maintenant que je la tiens.
« Emma, mais tu es où ? Pourquoi tu ne m’as pas rappelée de la journée, tu fais quoi, tu es sortie de ton rendez-vous chez le médecin ? Comment ça va ? ».
Je ne comprends pas bien ce qu’elle me dit, tout va très vite, elle est à Bir-hakeim, puis l’instant d’après à Emile Zola… « Arrête de mentir Emma, tu ne peux pas aller aussi vite d’un point à un autre »… Elle m’explique, elle est avec Keira, en voiture, elle sort de chez le médecin. Keira, inquiète, depuis le début de la journée a préférée la conduire et va maintenant la raccompagner chez elle. « Mais comment tu te sens ? ». Emma me dit qu’elle va bien qu’elle doit maintenant aller chez l’opticien, elle n’y voit plus rien. Elle ne se rend même plus compte que s’elle ne voit pas, c’est simplement parce que le cocktail que lui a asséné le médecin a aussi un beau lot d’effets indésirables. Mal aux yeux, mal au dos, la concentration, l’articulation, la mobilité, l’adresse. Deux mains gauches… Tout devient compliqué et elle ne se rend pas compte que le problème n’est pas uniquement ses yeux. Elle est complètement perdue, la conversation n’est pas possible, elle compte « 1, 2, 3… c’est la thyroïde… Ma tante est sous assistance respiratoire, elle est en mort cérébrale… »
J’insiste « Mais Emma, dis moi comment tu vas ? Si ça ne va pas, je peux venir, j’ai mon vélo, je suis chez toi dans 40 minutes. Emma, si tu as besoin de moi, c’est le moment de me le dire ». Sa réponse est sans appel « SOS, Alerte rouge, oui, viens, c’est la merde. Je rentre chez moi, je commence à faire mon sac, on attend Nathan et on va à l’hôpital, prends ton temps, mais viens. »
Je raccroche, je monte sur mon fidèle destrier violet et je file au sud. Avenue de Flandres, gare du nord, rue de Maubeuge, rue richelieu, comédie française, Pyramide du Louvre. Je rappelle Emma pour savoir ou elle en est, si elle ne panique pas. « Je prépare mes affaires, je prends mes livres de dessins, mon carnet du Liban, tu es là dans combien de temps ?… c’est parfait, à tout de suite ». Rue des Saints-Pères, j’ai toujours un pincement au cœur en passant la fac de médecine, je ne peux m’empêcher de jeter un œil sur l’appartement du premier étage, juste au dessus de la poste. Ça m’arrive encore de me réveiller dans ce grand appartement, dans l’inconsistance des petits matins brumeux. Et il me faut de longues minutes pour me souvenir que je n’habite pas ici, que j’ai désormais ma maison, une autre vie. Alors évidement, quand je passe par ici, je me souviens de tout ça « Quatre baguettes et un pain de mie…une cartouche de gauloise filtre et une cartouche de gauloises sans filtres… Madame Michaud est morte ? ah. Elle avait la peau toute douce, c’est grâce à l’huile d’amande douce, je le sais, c’est elle qui me l’a dit ».
Ce jour là, je ressens encore plus fort l’âme de cet appartement. C’est aussi lui qui a vu Emma se perdre la première fois. 1991.
Rue de Sèvres, j’y suis. Emma m’ouvre. 3 sacs entreposés dans le salon. Nathan est déjà là. On est tous les 3 tristes, on sait exactement ce qui est en train de se tramer. A l’hôpital, elle va y entrer de son propre chef, elle n’en ressortira que lorsqu’ILS l’auront décidé. Elle a eu sa chance depuis lundi, elle n’a pas pu la saisir, trop de molécules, trop de connexions, d’excitation, de manque de sommeil, de traumatismes, de chocs récents, moins récents.
Dans ses sacs, tout l’inutile est regroupé. Des boites de secrets, des albums photos, du matériel de première nécessite, une gourde, une enceinte, des chéquiers, des factures. Un objectif ultime : celui de mettre toute sa vie dans une valise a trouvé ici un semblant d’utilité ce soir là. « Comme ça tout est là, au cas où ». Marquées par le rapatriement de sa tante. Comment juger de ce qui est l’essentiel pour quelqu’un d’autre ? Elle a souffert, sa souffrance, elle veut l’enfouir et ne pas la transmettre. Avec ces sacs, elle explique que tout est réglé, que l’on aura plus que lui apporter ça en temps voulu à l’hôpital.
On se rend rapidement compte qu’elle n’aura droit à rien de tout ça, que ce n’est même pas la peine de l’apporter.
Un petit sac, un pyjama, des paquets de cigarettes … « là-bas, il n’y a rien d’autre à faire, prends-en plusieurs paquets, et tu ne te fais pas tout taxer hein ! », une gourde et une paire de lunettes.
On file, et le mot fait peur pour qui connait Paris, sa réputation. Oui, on file à Sainte-Anne.
Elle veut s’étendre le dos, s’allonge par terre, fait des étirements, nous dit qu’elle étouffe, qu’elle a la respiration bloquée, son flot de parole s’accélère, elle panique, elle pleure un peu. Elle ne veut pas y aller, mais elle sait qu’elle doit. « Si si, on va prendre un taxi, ça va être compliqué à pieds ».
Et comme la situation n’est pas suffisamment improbable, elle nous offre un moment suspendu ou Nathan et moi rirons, de nerfs. Au moment de régler le taxi, c’est Emma qui lancera un « Gardez la monnaie » royal, au conducteur. A mon tour de surenchérir et de lui expliquer que « Non, désolée, je vais récupérer la monnaie »… Aux Etats-Unis, elle a brassé tant de sommes, réglé un rapatriement, la clôture d’une vie sur un territoire, deux maisons, les factures impayées de plusieurs mois, le transport des meubles… qu’il est vrai, les quelques dizaines d’euros qui gravitent autour de ses besoins n’ont pas vraiment de sens.
J’envoie un message à Yann pour lui dire que je risque de terminer très tard et que, certainement, je serai dans un état très relatif. Il me souhaite courage. Je suis reconnaissante de sa compréhension immédiate du ton de mon message qui pourtant, n’expliquait rien. Il ne doit pas savoir, mais il doit comprendre. C’est le cas. Je me sens plus sereine.
Accueil de Sainte Anne, il est 18 ou 19h, la soirée va être longue.
Attente – entretien d’admission – attente – entretien médical – attente – décision d’hospitalisation – attente – changement d’équipes.
Une ambulance arrive, elle vient chercher un jeune homme qui était déjà là quand nous sommes arrivés. Il est agité, il ne veut pas monter. Les ombres blanches le menacent de l’attacher. Il hurle. Ils le plaquent sur la civière, les sangles, chevilles, poignets. Une autre ombre arrive, avec un plateau, une seringue. Il a besoin de ça pour monter dans l’ambulance. Il se débat, hurle, pleure, violence, énergie. Et Emma est immédiatement confrontée à son nouveau quotidien pour les jours qui viennent. L’angoisse dans ses yeux, elle sort fumer précipitamment. Et je l’entends qui hurle dehors. Elle crie, elle ne veut pas de ça, elle en a trop soupé. Elle ne se calme pas. Les portes sont fermées, avec Nathan, ils vont au fond du jardin, je l’entends moins.
L’ambulance embarque le grand gaillard bruyant. Je profite de l’absence de Emma pour ramasser ce qu’elle vient de sortir sur la table basse de la salle d’attente : son chéquier, ouvert sur un chèque noirci en tous points. Décoré, orné de multitudes de petits dessins, messages, hiéroglyphes éphémères, que seule Emma, dans son isolement peut comprendre à l’instant précis ou elle les exécute.
Il est tard, 23h, et Emma se met dans la dynamique de l’hospitalisation. Infantilisée, assistée. Elle a faim depuis tout à l’heure. La relève lui prépare un petit sandwich. On se relaie avec Nathan pour essayer de garder le contact.
Minuit, et demi, l’ambulance arrive.
Nathan ne veut pas monter. C’est moi qui vais accompagner Emma jusqu’à sa destination finale ce soir, résidence improbable de mon amie souriante, concrète quelques semaines auparavant.
Tout est calme porte de Choisy. « Le médecin de garde va la recevoir, vous voulez rester avec jusqu’à ce qu’elle monte à l’étage ? ». Bien sur, je suis venue jusque là. Ce n’est pas pour ne pas lui dire bonsoir.
Tension, température. Non, pas la température, ça lui fait trop peur ce pic dans la bouche. La peur dans ces yeux, les larmes qui monte, l’angoisse qui peut déclencher tellement d’états ce soir. Ils ne prendront pas le risque de la voir s’envoler plus haut. Ils ne prendront donc pas la température ce soir.
L’entretien commence, il est une heure. J’envoie un dernier message à Yann, ’il n’aura aucune miette de moi ce soir. Même les miettes n’ont plus de saveur.
« Bonne nuit Emma, prends soin de toi, essaie de dormir, ça va aller, tu l’as déjà fait, tu sais que tu en es capable. Ça va être dur, ça va être long, mais on sera là, promis. Dors bien ».
« T’inquiètes pas, j’attends des jumeaux, ils ne viendront pas me les prendre ici » me répond-elle.
On se fait la bise, ils m’ouvrent le SAS de derrière, je comprends que je sors d’une prison.
« Nathan ? Allo, je viens de la laisser, elle était calme, elle n’a pas trop pleuré, bonne nuit à toi, courage Nathan, courage ».
In extremis, deux métros s’enchainent : la 7 puis la 4. Château Rouge, la maison.
Mon compagnon violet est resté chez Emma, j’irai le chercher plus tard, ce sera l’occasion de faire une bise à Nathan.
« Allo la terre ? J’ai le ventre à l’envers, elle c’est la tête. » J’ai faim mais pas envie de manger. Dormir et surtout, ne pas trop y penser.
Dormir, surtout dormir.
Deux heures, trois heures, quatre heures, le soleil pointe. Je m’endors.